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danielle kaisergruber

Nombreux sont ceux qui regrettent que les ordonnances de réforme du Code du travail ne contiennent pas de progrès en termes de co-décision ou co-gouvernance dans les entreprises. Laurent Berger en tout premier lieu puisque c’était, avec le principe du mandatement syndical dans les TPE, une proposition de la CFDT. Mais aussi Thomas Piketty, ou Pierre Ferraci (Le Monde 10-11 septembre pour le premier, et 16 septembre pour le second)…

 

Au long de ce dossier de Metis « Gouvernance des entreprises, quel pouvoir pour les salariés », on sent bien qu’il ne suffit pas de deux « administrateurs salariés » dans le conseil d’administration du groupe Thalès composé de représentants des actionnaires de référence (l’État et le groupe Dassault), de personnalités de haut niveau du monde économique au titre d’administrateurs indépendants, pour influer fortement sur les votes et les décisions. « C’est anecdotique », dit Martine Saunier qui en six ans de mandat d’administratrice salariée a pu mesurer ce que cela apporte, mais aussi les limites de la chose.

 

Il ne suffit pas non plus de croire que l’on peut facilement « copier » sur l’Allemagne. Le modèle de gouvernance des entreprises allemand repose en effet sur plusieurs composantes qui font système. Trois dispositions en fait : 1) Une réelle influence dans les organes dirigeants des sociétés (conseils de surveillance) : un tiers de représentants des salariés dans les Conseils de surveillance dès que l’effectif atteint 500 personnes et la moitié au-dessus de 2000 personnes. 2) Une représentation des salariés unique dans un Conseil d’entreprise élu (le Betriebsrat) présidé par un salarié, doté de la personnalité morale et surtout qui a le pouvoir de négocier sur de très nombreux aspects de la vie au travail et un droit de veto sur certains sujets. 3) Un syndicalisme majoritairement unitaire, auto-financé et indépendant : avec huit grandes branches regroupées (dont IG Metal et Ver.Di) dans le DGB.

 

En regard de ces trois dispositions fortement structurantes de la démocratie sociale dans les entreprises allemandes et qui correspondent à une conception de l’entreprise comme « institution », on trouve en France : 1) une faible participation des salariés aux « organes dirigeants » des entreprises (issue de la Loi de démocratisation du secteur public de 1982, puis de la Loi de sécurisation de l’emploi de 2013 et de la Loi Rebsamen de 2015 en application de l’une des recommandations du Rapport Gallois). 2) Trois types d’Institutions de représentation du Personnel (IRP : délégués du personnel, Comité d’entreprise et CHSCT) heureusement regroupées en un seul « Comité social et économique » dans les textes actuels des ordonnances, mais qui n’ont pas de pouvoir de négociation. En effet seuls les délégués syndicaux (lorsqu’il y en a – rappelons que 96 % des entreprises de moins de 20 salariés n’en ont pas) peuvent négocier. 3) Et pour compléter le tableau : 700 branches (en principe en cours de fusions et rapprochements), 7 à 8 confédérations syndicales de salariés et 5 organisations d’employeurs… En fait, c’est la conjugaison d’un « syndicalisme pluraliste et divisé, idéologique » (Jean-Marie Luttringer, Metis, « La loi Travail et le modèle allemand de démocratie sociale dans l’entreprise », 4 septembre 2015) et du foisonnement des IRP (jusqu’à aujourd’hui) qui donne le sentiment que l’on a vainement cherché à transposer dans l’entreprise le modèle de la démocratie représentative parlementaire. Il ne faut pas ensuite s’étonner que dans la dernière étude CEVIPOF des indices de confiance, syndicats et partis politiques arrivent bons derniers !

 

Alors qu’est-ce que l’entreprise ? Est-il juste de mettre sous le même mot une grande entreprise mondialisée ayant des filiales et des salariés dans 70 pays, et une librairie qui emploie deux personnes, ou une PME de transport de dix salariés et trois chauffeurs indépendants ? Bien au-delà de l’effet taille, c’est la notion même d’entreprise qui n’est pas la même. Il serait bien erroné de penser que les questions des formes juridiques de l’entreprise ont été résolues une fois pour toutes, certains parlent aujourd’hui d’« entreprise à objet social » pour sortir du droit des sociétés classique, (voir Armand Hatchuel et Blanche Segrestin, Refonder l’entreprise, 2012). Il serait bien prétentieux de penser que les questions de la propriété (voir les différents articles sur les hésitations de l’actionnariat salarié dans ce dossier) ont été tranchées une fois pour toutes. Et ce d’autant que l’économie de la connaissance, ou certaines formes de l’économie collaborative, nous invitent à revoir en profondeur les rapports du capital et du travail. Cela a fait l’objet depuis 2009 de plusieurs séminaires interdisciplinaires au Collège des Bernardins, Olivier Favereau en fait une passionnante lecture d’économiste dans le livre collectif Penser le travail pour penser l’entreprise (Mines ParisTech, 2016) : peut-on se contenter de définir le travail comme « temps de non-loisir » permettant au salarié d’accéder au titre de « consommateur » ? L’économie et la gestion des ressources humaines peuvent-elles continuer à ignorer la place du travail en spéculant sur le « capital humain » ?

 

Au-delà des urgences : la restructuration à peine entamée des branches professionnelles, la place centrale dans la gouvernance que devra prendre le nouveau « Comité d’entreprise » autant sur le social que sur l’économique, l’appui au dialogue social dans les petites entreprises, les chantiers sont nombreux pour faire de l’entreprise une « promesse de création collective ».

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.