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Denis Pennel, propos recueillis par Jean-Louis Dayan

Travail indépendant, salariat, travail pour des plateformes numériques, à domicile, travail dans des tiers-lieux ou pour de tiers employeurs… Ce sont les manières de travailler et les formes d’emploi qui changent en profondeur : Metis continue d’explorer les nouveautés, les problèmes anciens qu’elles font resurgir et les questions nouvelles qu’elles suscitent en s’entretenant avec Denis Pennel, Directeur général de la World Employment Confederation (WEC).

Vous appelez dans votre dernier livre Travail, la soif de liberté au dépassement du salariat. Pourquoi ?

Denis Pennel : Voir le salariat comme l’étape ultime du droit du travail m’apparaît comme un non-sens historique. Chaque grande période économique a vu une forme d’emploi différente s’imposer. Le salariat ne s’est véritablement installé qu’à partir des années 1930. Avec le recul, la généralisation du salariat apparaîtra sans doute comme une parenthèse historique dans la longue succession des formes d’emploi dominantes qui commence avec l’esclavage, se poursuit avec le servage, qui marque un progrès relatif en termes de liberté et de protection, mais ne constitue évidemment pas une panacée, puis avec le travail indépendant qui se généralise parmi les paysans et les artisans de la période préindustrielle. Ce n’est donc qu’au XXe siècle que le salariat est devenu la norme.

Qu’en sera-t-il demain ? Je ne suis pas en mesure de le dire, mais ce que je sais c’est qu’en soumettant le travailleur au pouvoir de son maître, la relation de subordination a été le péché originel du salariat. Elle a marqué un pas en arrière en matière de liberté et d’autonomie dans le travail, et nourri un contentieux permanent entre salariés et patrons. Pour reprendre les termes de La Boétie, il s’agit ni plus ni moins que d’une forme de servitude volontaire. On a certes cherché au fil du temps à l’atténuer, à l’apprivoiser en dotant le salariat d’un statut social protecteur, mais sans jamais traiter le problème au fond. Il n’est pas nouveau : Marx appelait déjà en son temps à abolir le salariat, qu’il regardait comme la forme d’emploi la plus aliénante pour l’individu. Aujourd’hui, c’est le refus de cette même subordination qui explique le renouveau d’appétit pour le travail indépendant. Comme travailleur, je veux reprendre le contrôle de mes conditions de travail et de mes horaires et pouvoir choisir mon lieu de travail, qui peut être aussi bien mon domicile que le bureau ou un espace de co-working. Par-dessus tout je veux reprendre le contrôle du contenu de mon travail, autrement dit de son organisation, ce que précisément le salariat ne permet pas dans sa forme actuelle.

Pourquoi ce dernier s’est-il généralisé ? De fait, c’est une invention du patronat industriel, qui en avait besoin pour installer ses usines et y mettre en œuvre le travail à la chaîne. D’où le déplacement massif des paysans vers les villes où ils ont formé une main-d’œuvre dépossédée de ses moyens de production et privée de la liberté d’organiser son travail. C’est ainsi que s’est ouverte l’ère de la manufacture puis des grandes usines où tous les travailleurs exercent en même temps selon le même horaire. En s’étendant par la suite aux cols blancs, le salariat a poursuivi son expansion jusqu’à ce qu’au tournant des années 1980 commence la diversification des formes d’emploi. Le CDD, l’intérim et le temps partiel se répandent, tandis que le CDI perd du terrain et du prestige. De fait, il ne répond plus aux exigences nouvelles de la mondialisation : l’unité de lieu et de temps ne correspond plus aux nouvelles organisations du travail en gestation.

Remarquons cependant que tout cela vaut surtout pour les pays développés ; ailleurs c’est toujours l’emploi indépendant et informel qui domine (il représente encore 60 % des emplois dans le monde), en lien avec le poids persistant de l’agriculture, du petit commerce et de l’artisanat.

Dans ces conditions, quel avenir voyez-vous pour le travail et l’emploi ?

Peut-être justement allons-nous vivre un retour en arrière, en ce sens que la parenthèse ouverte par le salariat va progressivement se refermer. Il va continuer d’exister, mais sa part dans l’emploi va reculer au profit d’autres formes d’emploi et de travail indépendant. J’en veux pour preuve le fait qu’aujourd’hui la diversification des emplois s’opère en dehors du salariat, qu’il s’agisse du travail indépendant classique, du travail en plateforme, du co-working ou de l’auto-entreprenariat.

Est-ce à dire qu’il faut revoir en profondeur le droit du travail ?

Pas forcément ; travail salarié et travail indépendant coexistent depuis longtemps et vont continuer à le faire, même si le travail indépendant est aujourd’hui de plus en plus souvent contractualisé par les plateformes numériques. Certains pays ont d’ailleurs introduit entre les deux dans leur droit une troisième catégorie d’emploi, comme la Grande-Bretagne ou plus récemment l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne. Mais je ne suis pas sûr que la France les suive un jour, dans la mesure où les partenaires sociaux y sont fortement opposés, et que la création d’une troisième catégorie complexifie encore plus la qualification du contrat de travail.

Pour moi, le vrai sujet n’est pas tant le droit du travail que l’accès à la protection sociale. Si l’on veut que la pluriactivité se développe sous toutes ses formes (il y a déjà 4 millions de pluriactifs en France) et que les changements d’emploi se multiplient en réponse à l’obsolescence rapide des compétences, il faut faciliter les transitions sur le marché du travail. Comment faire ? Un système où les changements de statut d’emploi s’accompagnent d’une perte de droits est tout sauf facilitant. Il faut donc organiser la portabilité des droits, que l’on soit salarié ou indépendant, ce qui revient à construire un modèle de protection sociale transversal aux statuts, par exemple en faisant payer à tous les mêmes cotisations. On en est loin : nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation paradoxale où celui qui prend le plus de risque — le travailleur indépendant — est le moins protégé.

En s’ouvrant aux démissionnaires et aux indépendants, la dernière réforme de l’assurance chômage va donc dans le bon sens ?

Oui, c’est une très bonne chose, car cela marque un pas vers un accès à la couverture sociale indépendant du statut, donc vers une protection sociale universelle des travailleurs.

Peut-on dire la même chose des projets de revenu universel ?

Là je crois qu’il faut faire attention, car la notion de revenu universel peut recouvrir des projets très différents. D’accord pour une allocation universelle, mais attention à l’idée de revenu inconditionnel ; nous avons besoin de protéger en priorité les moins dotés. En outre, les tests de revenu universel qu’on donne en exemple ici ou là ne me paraissent pas convaincants, car il s’agit d’expérimentations, par définition limitées dans le temps, alors que pour être véritablement testé en grandeur réelle le revenu universel doit l’être sur la durée d’une vie entière.

Votre mot-clé est celui de liberté, entendue comme faculté d’accomplissement des personnes au travail. À l’opposé, d’autres peuvent y voir le risque d’un libéralisme poussé à l’extrême…

Le salariat demeure aujourd’hui très réglementé. À 90 %, le Code du travail est le code du salariat. Je ne crois pas du tout à la dérèglementation du marché du travail : ce code grossit à chaque réforme, de même que le nombre de ratifications des conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) augmente chaque année. Pour moi le marché du travail ne doit pas être dérégulé, mais re-régulé. Le renouveau du travail indépendant va appeler de nouvelles réglementations, moins en matière de contrat de travail que de protection sociale.

N’oublions pas que les modes de production évoluent, tout comme la structure de la population active. Lorsqu’elle était composée en majorité d’ouvriers de l’industrie, le salariat offrait le statut adéquat. Aujourd’hui, avec l’élévation du niveau d’éducation et de qualification, les travailleurs ont de plus en plus envie d’autonomie et de mise en débat de ce qu’ils font ; l’inadéquation du salariat à ces nouvelles attentes est patente. D’où le double mouvement que j’anticipe : d’un côté, le salariat va s’ouvrir à plus de liberté, comme il a commencé à le faire par exemple avec le télétravail ou la mise en place d’horaires flexibles — même si pour l’instant la subordination n’est pas vraiment remise en cause ; de l’autre, le travail indépendant va évoluer vers plus de protection sociale. Il y aura ainsi convergence des deux statuts vers ce que j’appelle le « libertariat », un régime de travail et d’emploi qui concilierait la protection sociale offerte par le salariat avec l’autonomie permise par le travail indépendant. Le meilleur des deux mondes en quelque sorte.

Vous plaidez aussi pour de nouvelles intermédiations sur le marché du travail. Qu’entendez-vous par là ?

J’ai la conviction que la relation de travail va devenir plus triangulaire qu’elle ne l’est aujourd’hui. Le travail intérimaire a été précurseur en la matière. Mais bien d’autres formules existent aujourd’hui, comme le portage salarial, les groupements d’employeurs, les coopératives d’emploi : de plus en plus, la relation de travail devient une relation à trois.

Ainsi le présent rejoint le passé : pendant très longtemps, en France et ailleurs, ont existé des guildes ou corporations professionnelles qui prenaient en charge le recrutement des personnes et leur formation, qui leur trouvaient du travail, défendaient leurs intérêts et parlaient en leur nom en matière de salaires et de conditions de travail. Elles offraient aussi un embryon de protection sociale à travers la couverture de certains risques professionnels ou le versement de subsides aux veuves et aux orphelins. Bref, les guildes assuraient le suivi et l’accompagnement des personnes au travail quand l’État-providence n’existait pas encore.

Pour l’avenir, on peut imaginer une diversification accrue de l’intermédiation sur le marché du travail. Les plateformes en ligne peuvent en offrir un nouveau type ; elles devraient (et pour une part elles le font déjà) apporter, en plus de l’intermédiation, d’autres services comme l’assurance ou la formation. Le problème aujourd’hui c’est que notre droit du travail les en empêche : plus elles offrent de services à leurs travailleurs et plus elles courent le risque de la requalification de la relation contractuelle en salariat. En ouvrant aux plateformes de VTC la possibilité d’établir une charte établissant leur responsabilité sociale vis-à-vis des chauffeurs, la loi d’orientation des mobilités votée en septembre dernier atténue ce risque, mais il reste important.

Si la requalification est un risque pour les plateformes, c’est que la protection des salariés est meilleure que celle des autoentrepreneurs. Ne risque-t-on pas en réduisant l’écart de niveler la protection des travailleurs vers le bas ?

La question est ici celle de la couverture minimale dont devra bénéficier tout travailleur, indépendamment de son statut. À ce propos, deux choses à ne pas oublier : un, la protection sociale des salariés est d’ores et déjà très inégale d’un secteur ou d’une profession à l’autre ; deux, les formes d’emploi émergentes offrent de nouvelles libertés aux travailleurs ; il y aura sans doute des arbitrages à faire entre couverture sociale et liberté.

Si la liberté professionnelle des personnes se fonde sur leurs talents, comment faire pour les entretenir et les développer dans l’après-salariat ?

Il faut déjà nuancer s’agissant du salariat : aujourd’hui, les entreprises sont loin de garantir le développement des compétences de tous leurs salariés. Au contraire, on sait qu’il existe de grosses inégalités d’accès à la formation : ce sont les salariés déjà les mieux formés qui bénéficient le plus de la formation professionnelle.

Quant à l’avenir, si l’hypothèse d’une montée en puissance du « libertariat » se confirme, le maintien et le développement des compétences reviendront forcément, au moins pour une part, aux intermédiaires du marché du travail. Cependant, il est probable que l’investissement dans les compétences sera plus partagé qu’il ne l’est aujourd’hui. De ce point de vue, les dispositifs de financement comme les comptes ou les fonds individuels de formation ont certainement un rôle important à jouer (voir à ce sujet la toute récente étude de l’OCDE) pour faciliter l’accès des personnes à la formation en cours de vie active. L’idée d’une dotation initiale attribuée à tout actif en début de carrière, en raison inverse de sa formation initiale, me paraît également une bonne piste à creuser.

Pour finir, je voudrais insister sur l’intérêt qu’il y a à se replacer dans la perspective historique : au départ le salariat était une condition pénible et infériorisée (cf. « l’indigne salariat » décrit par le sociologue Robert Castel) ; la transition vers le statut protecteur que nous connaissons aujourd’hui s’est faite dans la douleur et le temps. La transformation en cours prendra elle aussi du temps. Parmi les différents modèles dont nous disposons aujourd’hui, celui qu’avait esquissé Jean Boissonnat il y a 25 ans avec le « contrat d’activité » reste pour moi le plus prometteur.

Pour en savoir plus :

De Denis Pennel :

« Travail, la soif de liberté. Comment les start-uppers, slashers, co-workers réinventent le travail », Editions Eyrolles, 2017

– « Travailler pour soi. Quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution individualiste ? », Editions Eyrolles, 2013

– « Pour un Statut de l’Actif. Quel droit du travail dans une société post-salariale ? », Générationlibre, 2015

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.