par Laurent Duclos
Il semble qu’il n’y ait pas de politique d’emploi digne de ce nom sans couplet sur « l’employabilité » du salarié. Les réformes du marché du travail focalisent ainsi surtout notre attention sur les facteurs qui déterminent l’offre de travail, quand elles ne se contentent pas de cibler les comportements de recherche d’emploi. Côté demande de travail, nous ne savons rien sur la façon dont est répartie la capacité à assumer la fonction d’employeur ou la volonté de la développer. Qu’est-ce qui définit « l’employeurabilité » ?
L’entreprise réduite à l’entrepreneur est-elle dans une phase de son développement ou le point d’aboutissement d’un projet consistant à créer son propre emploi ? Dans les « autres entreprises », les pratiques d’externalisation du risque d’emploi (intérim, sous-traitance, vrais-faux indépendants, etc…) ne consacrent-elle pas une dissociation définitive de la figure de l’entrepreneur et de la figure de l’employeur ? Comment ré-internaliser, dans l’entreprise, la responsabilité de l’emploi ? L’Europe doit inventer un nouveau pilier de la politique de l’emploi et développer à côté de « l’esprit d’entreprise » – deuxième pilier historique de la stratégie européenne pour l’emploi – la capacité d’employer : il faut développer « l’employeurabilité ».
Petit retour en arrière : l’employabilité, pilier de la stratégie européenne pour l’emploi
A la suite du sommet de Luxembourg de novembre 1997, l’employabilité des individus a constitué l’un des principaux piliers de la Stratégie Européenne pour l’Emploi (SEE). Cette notion de sens commun est réapparue récemment dans le sillage de la « flexicurité ». Le développement de l’employabilité constituerait ainsi le meilleur moyen de garantir l’individu contre les aléas de la relation de travail (déqualification, chômage) en lui permettant « d’enchaîner les contrats ». Sachant le besoin de flexibilité des entreprises, la version simpliste du modèle de la flexicurité propose notamment de faire passer la « protection de l’employabilité » de l’individu avant la « protection de son poste ». Autrement dit, on pourrait remplacer les législations sur la « protection de l’emploi », qui gênent les ajustements sur le marché du travail, par des programmes de « sécurisation des trajectoires » des individus. Reste à déterminer le contenu de tels programmes ! Ainsi présenté, le modèle de la « flexicurité » permet accessoirement à l’Europe de traiter l’instabilité des emplois comme un fait accompli et de se concentrer plutôt sur les moyens de moderniser son économie (Cf. notamment « l’esprit d’entreprise », deuxième pilier historique de la SEE).
L’employabilité, concept « has been » ?
En vérité, la notion d’employabilité est difficile à manier. De façon générale, on peut dire que c’est l’insertion dans l’emploi qui crée de l’employabilité. Parce qu’elle constitue d’emblée une habilitation à développer de la compétence, cette insertion permet déjà de sélectionner chez l’individu les dispositions et les comportements professionnels appropriés. Inversement, les programmes de développement de l’employabilité, notamment destinés aux demandeurs d’emploi, n’améliorent l’insertion dans l’emploi que sous certaines conditions. Parmi ces conditions figurent notamment la reconnaissance d’une responsabilité collective dans la production des aptitudes et un partage clair des responsabilités en la matière entre les acteurs concernés (l’entreprise, l’Etat, l’individu). Dès lors qu’on exonère l’entreprise d’une responsabilité sur le développement de l’employabilité, on encourage ses pratiques de cueillette des qualifications (« poaching »). En contrepartie de quoi il arrive qu’on charge un peu trop la barque du salarié. On n’ignorera pas, en effet, qu’il existe une version décontextualisée de l’employabilité qui en fait un attribut propre de l’individu. Cette dernière conception conduit inexorablement à lui imputer une responsabilité exclusive dans le maintien de sa propre employabilité. Peu ou prou, elle fait du salarié « imprévoyant » le principal responsable de sa situation de chômeur… Et d’ailleurs, les causes du chômage ne sont-elles pas surtout recherchées aujourd’hui parmi les facteurs qui déterminent l’offre de travail, à commencer évidemment par les comportements passés et présents du demandeur d’emploi ?
Entrepreneur et employeur, des figures dissociées
L’émergence de la notion d’employabilité fut symptômatique de cette focalisation sur l’offre de travail. Parmi les déterminants de la demande de travail, la capacité propre de l’entrepreneur à créer et à gérer de l’emploi sont plutôt restés dans l’ombre. Le législateur n’a pas vraiment cherché à ouvrir la « boîte noire » de l’entreprise et a souvent naturalisé son statut d’employeur à travers les incitations qu’il a su lui adresser. Qu’il ait cherché à faire jouer l’effet des exonérations de charges ou qu’il ait autorisé le recours à des contrats « précaires », le législateur a surtout accepté que soit abaissé le seuil de constitution de « l’emploi normal ».
Nous oublions, en général, que l’entreprise n’a pas pour fonction de créer de l’emploi. Cette capacité ne se révèle qu’en marchant. Elle est donc le produit d’un fonctionnement spécifique qu’il est nécessaire comprendre si l’on veut savoir comment se crée, se perpétue ou se défait une capacité à être employeur. Autrement dit, la capacité à être employeur n’est pas donnée avec la qualité d’entrepreneur, a fortiori dans la « micro-entreprise ». On appellera « employeurabilité » cette capacité dont le développement intéresse certainement la politique d’emploi mais reste pour partie indifférent au système classique d’aide à l’emploi et à l’action publique actuellement dédiée au développement des entreprises.
Dans l’entreprise moyenne ou grande, le problème se pose différemment. Ce sont plutôt les stratégies d’externalisation ou, plus spécifiquement, les pratiques de triangulation de la relation d’emploi qui remettent en cause la qualité même d’employeur. La naissance de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « l’entreprise-réseau » se traduit ainsi par une dissociation toujours plus poussée de la figure de l’entrepreneur et de la fonction d’employeur, devenue plus accessoire. Mais c’est surtout la volonté de ne pas être l’employeur direct de la main d’œuvre mobilisée et, concomittamment, le report du risque d’emploi sur des tiers qui sont en cause. Un soutien à « l’employeurabilité », dans ce contexte, serait surtout une manière de répondre à une dilution manifeste de la responsabilité sociale le long du réseau-entreprise.
« L’employeurabilité », un nouveau concept européen ?
Le concept d’employeurabilité (« employerability ») n’est pas complètement absent de la littérature européenne. Mais il y est davantage question d’améliorer l’attractivité de l’entreprise (« employer’s marketability »), en offrant un meilleur environnement au salarié, que de développer une compétence problématique pour l’entrepreneur. Ce qui pourrait être visé à travers ce concept d’employeurabilité, c’est par exemple le développement de prestations d’accompagnement de la petite entreprise. Il s’agirait moins de cibler ces dernières sur la création d’entreprise stricto sensu que, précisément, sur cette dimension fonctionnelle de l’activité relative à l’établissement et à l’administration de la relation d’emploi. On peut penser que l’objectif d’améliorer la « qualité de l’emploi » serait tout autant concerné que celui d’augmenter le volume de l’emploi dans les entreprises. En oeuvrant à la promotion de médiations ciblées sur la fonction d’employeur, le concept d’employeurabilité peut constituer un complément utile aux analyses aujourd’hui par trop centrées sur le fonctionnement du marché du travail.
Laurent Duclos
Chercheur associé au laboratoire des Institutions et Dynamiques Historiques de l’Economie (IDHE)
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