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Danielle Kaisergruber

Où en sont les différents pays européens 7 ans après la crise commencée en 2008 ? On sait que la France est très portée sur le pessimisme et l’auto-flagellation. De nombreuses études montrent des citoyens français de tout type plus pessimistes que dans les autres pays : c’est sans doute qu’on ne regarde pas assez les autres. L’Europe d’après la crise ne sera pas celle d’avant. Il ne s’agit pas d’être trop sombre mais juste, lucide.

 

En fait ce sont tous les Etats de l’Union Européenne qui ont été fortement et durablement touchés, et d’une manière sans doute irréversible. Un exemple : le Danemark, ce petit pays que visitent régulièrement des délégations de députés et sénateurs à la recherche du modèle idéal de flexi-sécurité. Les données européennes (Eurostat) révèlent un pays dont le PIB et la croissance ont été beaucoup plus affectés qu’en France. La crise financière s’y est ajoutée à une crise immobilière en 2007, et l’éclatement de la « bulle immobilière » a fait de gros dégâts. (De manière générale, les économistes ne font pas assez de cas des aspects immobiliers et de tout ce qui concerne le logement et le poids du logement dans la consommation). Parmi les pays les plus impactés par la crise, on trouve l’Estonie, la Lituanie, la Slovénie, et la Finlande presque à égalité avec la Grèce dont on parle chaque jour. En termes de baisse du nombre d’emplois, c’est bien la Grèce qui arrive en premier, mais aussi l’Estonie, l’Espagne et l’Irlande. Pour revenir au Danemark, le taux de chômage y a été multiplié par deux entre 2008 et 2014, de 3,2 à 6,4% de la population active (il est bas … mais il a doublé !) tandis que le chômage de longue durée concerne aujourd’hui presqu’un quart des demandeurs d’emploi.

 

C’est qu’au-delà d’une crise conjoncturelle post-subprimes et des bulles immobilières, c’est bien une crise d’adaptation à une nouvelle donne économique et sociale mondiale. L’Europe de 2015 ne ressemble plus du tout à celle de la première décennie du 21° siècle qui avait été celle de la convergence des différentes économies. En dehors des exceptions notables de l’Allemagne (mais peut-il y avoir plus d’un champion, et n’est-ce pas au détriment des autres ?) et de la Pologne, c’est le modèle économique de chacun des Etats de l’UE qui est bousculé. En Finlande, des travaux récents de projection à moyen terme des emplois et qualifications, du type de l’exercice Prospective Métiers Qualifications 2022 conduit par France Stratégie, font apparaitre un pays complètement transformé. Les emplois industriels diminuent considérablement tandis que se développent les emplois de services, le sanitaire et social, les secteurs de la santé et de l’éducation. En somme une société de services à la place d’une économie appuyée sur de fortes entreprises innovatrices et exportatrices, dont Nokia a été (et reste ?) le symbole. C’est pour ce pays une crise d’identité autant qu’une crise économique : et comme ailleurs elle se traduit dans les urnes par la montée des partis d’extrême-droite. En effet chaque pays ne se compare pas aux autres, ou peu, mais à ce qu’il était avant.

 

Les réflexions prospectives sur le travail que METIS a récemment conduites dessinent un monde nouveau dans lequel la robotique, l’Intelligence Artificielle (IA) et les Big Data modifient les frontières des secteurs, du travail et du non-travail, et vont sans doute changer profondément la structure des emplois. L’automatisation dans les activités industrielles avait supprimé de nombreux emplois ouvriers et tiré vers le haut ceux qui sont demeurés. L’IA, en remplaçant nombre d’activités tertiaires par des algorithmes et des traitements automatiques, peut supprimer et/ou transformer bon nombre des emplois dans les secteurs de services et les professions intermédiaires. Plusieurs dossiers successifs de l’hebdomadaire anglais The Economist alertent sur cette tendance et l’illustrent d’exemples : actes juridiques, articles de la presse sportive (pour l’instant !), messages publicitaires rédigés automatiquement. Voire des diagnostics médicaux dès qu’intervient le data mining. Le secteur des banques et assurances commence à en percevoir les effets.

 

Le monde du livre d’Eric Brynjolfson et Andrew McAfee du MIT, The second machine Age dépeint un véritable tsunami technologique tandis que le Rapport de Roland Berger Think Act évoque un risque fort d’automatisation pour 42% des emplois. Accompagné d’une polarisation forte des emplois aux deux bouts du spectre, d’un côté des emplois de création, conception, stratégie, hautement qualifiés, et de l’autre des emplois de service faiblement qualifiés…

 

Plus désorganisatrice encore, ce que Martin Richer nomme la « désintermédiation » généralisée dans ses articles  Travail et nouveaux modèles économiques : quels futurs ? et Unions 2.0 : le syndicalisme à l’ère du numérique.

 

C’est-à-dire la mise en contact au moyen d’une application sur smartphone d’un besoin (un déplacement, une petite réparation, un achat…) et d’une personne libre pour le remplir. Avec la seule intervention d’un site en ligne. Contre paiement ou non, les frontières de l’économie collaborative et de l’économie tout court sont poreuses. Si j’organise moi-même mes voyages en ligne, je n’ai plus besoin d’une agence de voyage, et Booking.com n’emploie que peu de monde. Mon ami chinois qui a créé et développé une belle agence de voyage à Guilin pour les touristes chinois dit « Maintenant, on a surtout des vieux ». Alors il va développer autre chose : des parcs d’accro-branche. Oui, mais nous on a déjà. Il nous faudra innover et trouver d’autres choses.

 

Décidément, l’Europe d’après la crise ne sera pas celle d’avant. Il ne s’agit pas d’être trop sombre, juste lucide : « The question is how to worry wisely » (The Economist, May 9th, 2015).

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.