L’histoire se répéterait-elle ? A chaque fois que la France connaît un mouvement social majeur – comme c’est le cas depuis plusieurs semaines avec le projet de réforme de retraites – deux explications sont avancées : d’une part, le pays serait à la fois très conservateur et cela d’autant plus qu’il vieillit ; de l’autre la réforme souffrirait d’un déficit de pédagogie. C’est un peu court… Car voilà une réforme qui partait plutôt bien ! Des esprits préparés depuis longtemps, des étapes franchies sous les précédents gouvernements de droite comme de gauche. Sauf qu’entre temps la crise a déroulé son cortège d’effets en tous genres.
Le poids de la dette publique et de son appréciation par les marchés resserrent les contraintes financières. Mais l’impact non financier de la crise est négligé. La société montre une inquiétude et une sensibilité accrues aux précarités et inégalités de toutes sortes. Et Henri Vacquin a raison de croire que les ressorts du mouvement social dépassent de très loin la question des retraites.
A cela s’ajoutent les problèmes récurrents du dialogue social « à la française » : contrairement aux idées reçues celui-ci ne manque ni de lieux ni de procédures, mais plutôt de bonne foi et de résultats. Les parties négocient-elles vraiment « en vue d’aboutir à un accord » ? Comment ne pas déplorer un pilotage confié à une élite technocratique et économiste qui ignore tout du dialogue social au quotidien ? Quant à la merveilleuse opportunité ratée, celle d’une réforme en profondeur du travail dans une société où les signes de sa crise se sont accumulés, nous l’avons déjà évoquée dans un édito précédent !
Aujourd’hui, les chances d’une sortie par le haut de cette crise sociale sont minces. Bien que la réforme ait été entérinée par le Parlement, les impacts à venir des ratés d’aujourd’hui seront sans doute multiples et profonds. Les jeunes qui sont entrés dans le mouvement ne s’y trompent pas. Leurs enjeux ne sont-ils pas pourtant une intégration professionnelle devenue très difficile pour beaucoup, une multiplication des formes précaires d’emploi, un marché du travail très discriminant, bref une société qui ne leur fait guère de place ? Notre société est-elle prête à se mobiliser pour ses jeunes autant que pour ses vieux ? Il est permis d’en douter !
Les métamorphoses du travail
Dans ce contexte, beaucoup vont sans doute trouver notre dossier du mois sur le travail indépendant très décalé. Et pourtant… Le travail indépendant mérite un dossier, car il s’inscrit aujourd’hui dans un paysage du travail qui s’est métamorphosé.
Cette métamorphose est triple : elle est à la fois contractuelle, organisationnelle et sociale. Contractuelle, car le travail s’effectue soit hors contrat de travail – c’est le cas du travail indépendant, mais aussi du travail sous contrat civil ou commercial qui s’est beaucoup développé – ou bien dans des formes de contrats de travail dites atypiques : temps partiel, intérim, CDD etc. Organisationnelle, car nous sommes dans un monde où l’injonction mais aussi les nombreuses aspirations à l’autonomie des salariés entrent en contradiction souvent flagrante avec les organisations du travail : la multiplication des procédures, du reporting, le sous management ne favorisent guère une autonomie et peuvent bien au contraire conduire à de nouvelles servitudes. Sociale, car les nouvelles formes de travail – qui au total couvrent près de la moitié de la main d’œuvre européenne ! – sont loin d’être équitablement réparties : jeunes, migrants et femmes y sont souvent surreprésentés.
Face à cette situation les Etats comme les acteurs sociaux réagissent de manière très disparate. Certains ne veulent parler que de la distinction traditionnelle entre les salariés et les « entrepreneurs ». Toute nouvelle forme de travail doit impérativement s’assimiler à l’une ou l’autre de ces catégories. Alors que les dispositifs juridiques sont impuissants à canaliser ces mouvements et à réaliser cette assimilation.
L’Italie ou l’Espagne qui misaient sur un véritable statut du travailleur autonome pour tenter d’établir un socle de droits économiques et sociaux minimal, se lancent dans la création de tierces catégories. Mais les résultats en matière de droits fondamentaux, à commencer par la protection de la santé, sont encore bien modestes. D’autres enfin, face à des relations de travail triangulaires où la relation au client est essentielle, tentent de les rapprocher du cadre fixé pour l’intérim : c’est le cas de la France avec le portage salarial.
Faut-il envisager alors une refondation plus complète de droits et de protections, qui ne seraient pas attachés à une typologie contractuelle, mais à une typologie de situations ? C’était la voie explorée par le contrat d’activité de Jean Boissonnat, par les droits de tirage sociaux d’Alain Supiot. Malgré l’intérêt suscité en France et en Europe par ces travaux, ils n’ont pu prospérer. Faut-il les reprendre et au besoin les réorienter ? Le fond ici importe autant que la méthode. Sur la méthode : comment dépasser les travaux d’experts et les limites de la démocratie représentative, politique ou sociale ? Comment mobiliser l’ensemble des citoyens et les divers groupes socio-économiques concernés, souvent peu ou mal représentés ? Peut-on s’inspirer de ce qui s’est passé pour la Constitution brésilienne ? Sur le fond, comment la Charte Européenne des droits sociaux fondamentaux, aujourd’hui doublement limitée par son caractère essentiellement déclaratif et un périmètre restreint au travail salarié, peut-elle constituer un point de départ ? Faut-il repartir de la Déclaration de Philadelphie qui dès 1944 formulait des droits à vocation universelle ?
Ce qui est certain c’est que le statu quo actuel nous conduit tout droit à la schizophrénie : d’un côté nos législations et constitutions proclament l’égalité des chances ou du traitement et affirment combattre les discriminations, de l’autre nos modèles sociaux ont, sous le coup de réformes successives, entériné, structuré, cimenté des inégalités dont nous refusons de prendre, dans nos actes, la mesure… A moins qu’elles ne deviennent un jour explosives.
PS: Bravo à toute l’équipe d’étudiants et d’enseignants qui ont organisé le festival de cinéma « Lumières sur le travail ». Metis essaiera l’an prochain d’être un partenaire actif de cette manifestation !
A lire
– Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (PDF)
Laisser un commentaire