par Claude Emmanuel Triomphe, Claude Emmanuel Triomphe
Austérité contre croissance : les débats publics font rage en Europe mais aussi outre Atlantique. On voit bien que la voie est étroite entre réduction nécessaire de l’endettement public et nécessité absolue pour nos sociétés de retrouver les chemins d’un développement économique et social soutenable. Alors que les mesures d’austérité pleuvent, de manière quasi intolérable dans certains pays de l’Union, les mesures de croissance tardent.
Pour Armand Braun, qui dirige une société connue de prospective, l’une des grandes questions du moment est celle de l’arbitrage. Au moment où les ressources stagnent ou diminuent alors que les responsabilités demeurent ou s’accroissent, au moment où nous nous rendons compte que « nous sommes infiniment plus endettés que nous le pensions et nous possédons beaucoup moins d’actifs que nous le croyions » – comme le dit Denis Kessler dans un numéro récent de Challenges – peut-on faire autrement ? La question se pose déjà, par exemple pour l’environnement. Et la dimension sociale n’y échappera pas elle non plus. Si une majorité de citoyens européens – y compris en Grèce, Espagne, Portugal, Italie ou Roumanie – conçoit la nécessité d’une certaine austérité, la manière dont celle-ci prend place est plus que discutable. Il en va ainsi des réformes du marché du travail dont les catégories et principes sont souvent bien antérieurs à la crise. Celle-ci sert alors de prétexte à leur imposition brutale, peu concertée et souvent injuste. Et ceux qui se font les chantres du modèle allemand oublient bien souvent que la force de celui-ci tient tient au moins autant à ses méthodes qu’à ses contenus. Pour cause d’élection présidentielle, le débat français à ce sujet est plus voilé que celui qui a lieu chez nos voisins : nul ne sait vraiment ce que les deux principaux candidats feraient en la matière en cas de victoire mais chacun pressent que les arbitrages de demain seront vitaux.
La vampirisation du travail par l’emploi
Mais profitons de la période pour observer deux phénomènes qui structurent le débat public ainsi que les pensées et politiques sociales dominantes. Le premier a trait à l’emploi qui continue de vampiriser la question du travail. Cette « vampirisation » nous empêche de penser l’emploi alors que les structures productives ont considérablement changé depuis 30 ans. Dans le papier que nous lui consacrons, Alain Supiot observe que l’essor d’une politique de l’emploi s’est ainsi payé d’une dépolitisation du travail. Ceci est loin d’être sans effets : la non prise en compte de la transformation des métiers, des nouvelles combinaisons entre industrie et services, des nouvelles conditions et des nouveaux rapports au travail et de travail… aboutit à des politiques d’emploi conçues et menées dans l’urgence, dont les effets annoncés sont rarement au rendez-vous.
Cette réduction de l’analyse, de la pensée et de l’action concerne en second lieu l’entreprise que nous continuons, en particulier en France, à penser dans des termes dépassés. Alors que nous savons pertinemment que la fameuse unité de temps, d’action et de lieu de l’entreprise a « sauté » depuis belle lurette, nous raisonnons comme si elle était toujours là. La question de l’externalisation et de la sous-traitance à laquelle l’on recourt massivement depuis 30 ans en est une illustration éclatante; c’est pourquoi Metis y consacre son dossier du mois.
Le caractère crucial de « l’entreprise étendue » et de la sous-traitance
La recherche permanente d’une minimisation des coûts et d’un accroissement de la rentabilité a poussé un grand nombre de donneurs d’ordres à privilégier l’option « acheter » à l’option « produire ». Recourir à la sous-traitance leur a permis de transformer des coûts fixes en coûts variables et ainsi de gagner en flexibilité. En quelques décennies, la sous-traitance est devenue un phénomène structurant de l’industrie européenne : en France, son volume a plus que triplé tandis que celui de l’industrie manufacturière n’a « que » doublé. Figure majeure des réorganisations du tissu productif, la sous-traitance s’est accompagnée d’une diversification des formes et relations d’emploi ainsi que, trop souvent, d’une dégradation des conditions de travail. Comme le rappelait un rapport publié par ASTREES en 2010, la crise du travail a été largement alimentée par un « outsourcing généralisé qui a conduit à reléguer à la périphérie du système productif les moins qualifiés et a entravé les mobilités ascendantes dans l’entreprise ». Le degré de dépendance de ces entreprises, leur taille, le type d’activité exercée, leur position dans la chaîne globale de valeur expliquent en partie cette situation. Parler de l’entreprise aujourd’hui en faisant l’impasse, comme trop souvent, sur ces phénomènes d’interdépendance et de réseaux, c’est parler d’un monde qui n’existe plus.
A l’inverse, la question de la qualité des relations entre donneurs d’ordres et sous-traitants est devenue cruciale. Aujourd’hui, l’efficacité économique ou sociale ne peut plus être considérée à la maille seule de l’entreprise au sens classique du terme. La performance globale repose désormais sur le maillage de l’ensemble de la chaîne de valeur et sur la qualité des relations interentreprises, bref sur tout un écosystème. La prise de conscience est ici tardive. La redéfinition de cadres pertinents pour des entreprises désormais «étendues » est balbutiante, qu’il s’agisse de la gestion des ressources humaines, du management des organisations, de la conduite des restructurations ou du dialogue social. Sous cet angle, la crise qui touche tant les sous-traitants, pourrait avoir un effet positif, si elle ne débouchait pas sur des postures régressives comme celles qui caractérisent ces jours-ci la campagne électorale française.
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