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Henri Vacquin Henri Vacquin

Y aurait-il plus qu’un simple problème d’ambiance au travail dans les entreprises confrontées à la mondialisation ou touchées par la grâce de la modernité ? Plusieurs ouvrages récents s’intéressent de près au travail et au salarié. Ils ont comme point commun d’être révélateurs d’une réalité que tout le monde a sous les yeux mais sans toujours la voir.

Une petite merveille vient de sortir, « Le capitalisme d’héritiers », sous-titre « la crise française du travail » de l’économiste Thomas Philippon, professeur à l’université de New York. A partir de toute une série d’audits et d’études, il dégage quelques preuves solides de ce que nous éprouvons tous les jours.
Ainsi la valeur travail, qui disparaîtrait en France au profit des loisirs… L’enquête à laquelle il est fait référence porte sur 85 sociétés présentes dans 80 pays et comporte deux questions : « Quelle est l’importance du travail dans votre vie ? » et « Est-il important d’apprendre à vos enfants à travailler dur ? » A la première question, la France se classe 30ème sur 80 pays, 69 % de Français considérant la valeur travail « très importante ». Ce taux monte à 74,5 % pour les moins diplômés. Ce faisant la France est en tête des pays riches devant les USA, derrière la Pologne et loin devant le Danemark et l’Angleterre. Quant à l’importance de convaincre les enfants de travailler dur, la France est 47ème avec les USA et le Canada, devant la plupart des pays européens et nettement devant les pays scandinaves. Pour la question relative à « l’importance des loisirs dans votre vie », la France se classe 34ème sur 80, derrière les USA, les pays scandinaves et la plupart des pays européens.
D’autres révélations valent leur pesant d’or, les salariés français placent la France avant dernière de tous les pays de L’UE sur l’item « satisfaction au travail », juste devant la Grèce, et toute dernière en matière de « liberté des décisions dans son travail ».
Versant patronal de cette même donnée, selon deux études portant l’une sur 5 000 managers de 100 pays, l’autre sur les managers de 102 pays, ce sont les dirigeants français qui considèrent la relation de travail en France comme le plus gros handicap et se placent ainsi en bon dernier des pays riches dans la première étude et en 99ème place dans la seconde. La qualité du management de nos patrons, du public comme du privé, ne sort pas grandie de ces constats. Pour faire bref, ils ne semblent pas être nommés à la tête des entreprises pour leurs compétences, mais cette fois, chiffres et comparaisons internationales à l’appui. C’est un économiste et non un malheureux DRH qui nous dit, preuves à l’appui, que l’insatisfaction au travail est une affaire de nature d’exercice du pouvoir, selon qu’il se fonde sur la maîtrise a priori du dirigé ou sur la délégation au subordonné, dans le mépris de l’autre ou dans sa reconnaissance.

Mais ce n’est pas tout, la mondialisation alimente aussi cette crise des relations de travail et de pouvoir. C’est ce que rapporte Richard Sennett, sociologue et professeur à l’université de New York dans « la culture du nouveau capitalisme ». Qu’en est – il ?
En prenant le pouvoir dans les entreprises, les investisseurs, à la recherche d’une rentabilité aussi rapide qu’étrangère aux besoins des Etats nations, ont engendré un nouveau capitalisme. On produit des richesses comme jamais, mais sans souci de leur répartition. L’entreprise abandonne ses activités les moins rentables et change, au gré des aléas du marché, ses activités comme son organisation. Le modèle pyramidal s’efface, trop lourd, contre productif. Les hiérarchies aux fonctions et compétences définies s’estompent. Les chefs qui passent n’ont plus qu’une faible autorité, d’autant que l’information circule désormais en temps réel et sans médiation. Les buts, les moyens, les équipes des entreprises sont instables, dès lors, l’expérience et le métier cèdent le pas au potentiel, à la flexibilité, à l’auto évaluation permanente.
« Approfondir ses capacités par la pratique va à contre-courant des institutions qui veulent des gens qui fassent quantité de choses différentes à bref délai. Alors que l’organisation flexible a besoin de gens futés, elle connaît des difficultés s’ils s’attachent au métier. » Les relations dans l’entreprise se modifient donc radicalement, les solidarités collectives disparaissent. Les salariés les plus recherchés changent d’employeur lorsque contraintes ou stress deviennent trop forts et les autres, les plus nombreux, sont en proie à ce que Richard Sennett qualifie de « spectre de l’inutilité ». Inutiles face à la concurrence des travailleurs des pays émergents, inutiles face à l’automatisation qui rend le savoir professionnel obsolète, inutiles dans une société qui considère les plus de 50 ans comme moins employables et moins adaptables. Enfin, dans cette société de la connaissance dont les élites sont de moins en moins nombreuses, les compétences ne suffisent plus, le chômage guette. Ce néo capitalisme a transformé la nature même du travail. « Le travail n’est pas un bien, pas plus que son contenu n’est fixe : il devient plutôt une position dans un réseau qui ne cesse de changer… » Le salarié a perdu ses repères, comme dissous dans une flexibilité protéiforme, et il ne sait plus comment se définir.

Certes, le salarié du 21ème siècle ne supporterait plus les modes de subordination des années cinquante ou l’enfermement dans les « tâches » qui l’accompagnaient. La nostalgie n’est pas de mise. Il s’agit de réinventer des mécanismes tels qu’ils puissent ré-assurer le salarié. Face à un problème de relations de travail qui pour beaucoup est d’ordre culturel, les réponses ne sauraient se limiter à la redéfinition du cadre contractuel de travail ou à une modification de calendrier des élections professionnelles.

Henri Vacquin avec Laurène Fauconnier

Vous trouverez en salle de lecture les références complètes des ouvrages cités ainsi que quelques autres.

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